« Bamako » lundi 23 janvier 20h30 en partenariat avec Sud Objectif

2006 Abderrahmane Sissako 1h58 Mali Avec Aïssa Maïga, Tiécoura Traoré, Maïmouna Hélène Diarra


Dans la cour de la maison de Melé et Chaka , un tribunal juge la Banque mondiale et le FMI que des représentants de la société civile africaine accusent du drame qui secoue l’Afrique. Entre plaidoiries et témoignages, la vie continue dans la cour

C’est jubilatoire et c’est terrible, c’est comme la naissance d’une manière nouvelle d’approcher le monde et de le regarder en face

Mélé, belle femme à sa toilette, se pare avant de traverser en majesté la cour de la maison que sa famille partage avec d’autres. Là, au coeur de la ville malienne de Bamako, se tient un tribunal à ciel ouvert. Le cinéaste Abderrahmane Sissako a imaginé de mettre en scène le procès que la société africaine intenterait aux institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale. Pour filer cette métaphore cinématographique, il a convoqué juges en hermine et vrais avocats, comédiens et témoins authentiques, victimes des plans d’ajustement structurel qui ruinent leur pays. Cheminots « déflatés », « compressés » de la fonction publique, paysans réduits à la misère se voient ainsi restituer leur parole vraie, condamnant la fable de peuples ignorants des causes de leurs maux. La sociologue Aminata Traoré, l’économiste Georges Keita dressent, parmi d’autres, un implacable réquisitoire, filmé comme un documentaire. Autour de la cour de justice, la vie de la cour suit son cours. La vie africaine dans son quotidien fait contrepoint aux mots du procès, filmée cette fois au plus près des âmes. Sissako n’épargne pas sa propre société, réfléchissant « l’acculturation » qu’induisent appauvrissement et désespérance (Humanité)

Si le procès est fictif, son agencement est quant à lui réglé selon la norme : plaidoiries, citations de témoins, débats contradictoires, rappels à l’ordre du président, etc. A quelques pas de là, Bamako continue à vivre : des femmes préparent la cuisine, d’autres teignent des tissus, un couple se marie, un autre se sépare, une petite fille est malade, etc. C’est la première réussite du film, cette double vitesse, cette adjonction de rythmes antagonistes qui, dans l’espace resserré de la cour intérieur, ouvre sur de singulières et aléatoires dispositions : cohabitent dans le même plan l’avocat du FMI et une femme qui remplit un seau d’eau en l’écoutant distraitement, derrière tel autre juge des chèvres passent, des gosses apportent les dossiers sur la table du président, une chanteuse part au travail sans un regard pour l’assistance.

Comment, dans une telle disposition, circule la parole ? Là encore, selon un double régime, et même un triple. Parole directe, immédiate, des témoins qui, selon qu’ils soient simples citoyens ou hauts responsables, livrent leur point de vue sans détour ; parole indirecte des magistrats, médiatisée par le langage juridique : plaidoirie un rien ampoulée de certains avocats, roublardise d’autres, etc. Et puis, troisième circulation, la course technique de la parole à travers les micros, qui la relaie pour d’autres auditeurs, qui ne siègent pas dans le public du tribunal, mais au-dehors, de l’autre côté du mur de la cour : au bout d’un fil pendouille un haut-parleur qui relaie les débats jusque dans la rue animée, dont on ne peut être sûr qu’elle y est indifférente. La multiplicité de la diffusion de la parole se heurte à la diversité des manières d’écouter et se fond en elle : dispositif compliqué du procès contre simplicité étrange de la réception, que Sissako filme si bien. (Jean-Philippe Tessé )

Abderrahmane Sissako

Il signe une œuvre humaniste et engagée, qui explore les relations complexes entre le Nord et le Sud autant que le destin d’une Afrique malmenée. Il navigue entre les cultures et les continents : né en Mauritanie en 1961, il passe son enfance au Mali et en 1983 il part en Union soviétique pour étudier le cinéma au VGIK de Moscou. Il y tourne ses premiers courts métrages : son film de fin d’études Le Jeu (1989), suivi deux ans plus tard par Octobre (d’une durée de 37’) présenté et primé au Festival de Cannes en 1993 à Un Certain Regard. Au début des années 90 Abderrahmane Sissako s’installe en France. En 1998 il réalise La Vie sur Terre, programmé à la Quinzaine des Réalisateurs. « En attendant le bonheur » reçoit le Prix de la critique internationale à Cannes en 2002. Il revient à Cannes une nouvelle fois en 2006 avec Bamako, présenté Hors Compétition. En 2014 son dernier film Timbuktu, projeté en Compétition, crée une forte émotion au Festival et devient la première œuvre mauritanienne en lice pour l’Oscar du Meilleur film en langue étrangère (2015). En France il remporte sept César, dont Meilleur Réalisateur et Meilleur Film.

L’interview

Comment avez-vous fait cohabiter le procès avec la vie quotidienne des habitants permanents de la cour ?

Abderrhamane Sissako. J’ai travaillé en amont, puis le procès a été filmé de manière quasi documentaire avec les caméras vidéo et un preneur de son, visibles à l’image comme les dispositifs techniques des vrais procès auxquels les gens pouvaient s’habituer. Pour les scènes extérieures au procès, nous avons adopté une mise en scène de fiction, tournée comme un film. Je me suis obligé à oublier le procès puisque je savais qu’il allait exister. Les protagonistes étaient là et on pouvait toujours travailler au montage. En revanche, il fallait rester au plus près des gens dans leur vie. Je n’ai rien inventé de la situation de l’Afrique. Je ne dis rien de nouveau. Seule la forme est nouvelle.

À défaut de changer le monde, un film peut éveiller les consciences. Pensez-vous que Bamako soit de nature à transformer le regard des Européens sur les immigrés africains ?

Abderrhamane Sissako. J’aimerais que le film contribue à percer l’ignorance. La réponse de l’Union européenne me semble paradoxale lorsque sont érigées des barrières qui ne suffiront jamais. Des hommes et des femmes s’embarquent au risque de leur vie sur des pirogues qui vont voguer durant des jours et des nuits entre les grands paquebots. Ils s’échouent dans l’indifférence au milieu des eaux les plus poissonneuses d’Europe, près des côtes d’Espagne. Quelqu’un qui peut manger et soutenir sa famille ne part pas ainsi, sans garantie d’y parvenir, simplement parce que des lumières jaunes ou rouges brillent quelque part. Si je doute de la capacité de l’art à transformer le monde, je crois à l’éveil des consciences.