Hirokazu Kore-eda (2023) Japon 2h07 Avec: Sakura Andô, Eita Nagayama, Soya Kurokawa
Le jeune Minato est il harcelé par son professeur? Trois regards portés sur Minato suffiront ils pour approcher la vérité?
Une œuvre forte, sophistiquée, bouleversante: du grand art

Inlassablement, l’ami Kore-Eda sur son métier remet l’ouvrage pour dire la famille, l’enfance, la société japonaise corsetée. Et c’est à chaque fois un bonheur renouvelé que de redécouvrir son cinéma dont la grande ambition est de rester modeste. Tout en douceur, aussi peu spectaculaire que possible mais qui nous traverse pourtant d’un tourbillon d’émotions, du rire aux larmes, en ayant l’air de ne surtout pas les provoquer. Et nous, que voulez-vous, à chaque fois on marche et on en redemande !Utopia
Il faudra attendre la fin de L’Innocence et un troisième et magnifique segment dédié à ses deux jeunes protagonistes pour enfin accéder au secret du récit, et peut-être au secret d’une œuvre et d’un cinéaste qui n’a cessé d’être travaillé par la question de la marge et du rejet. Quelque chose alors dans l’éclaircissement progressif que constitue le trajet du film, ce grand brouillage maîtrisé peu à peu dissipé, surpasse le simple exercice formel qui voudrait que cette structure en triptyque intensifie le suspense du récit (qui est le monstre ?).
Ce que produit à l’inverse L’Innocence, dans ses ramifications, ses redites, ses séquences rejouées plusieurs fois selon un angle différent, favorisant la récolte des pièces d’un grand puzzle incomplet ou celles, à conviction, d’une scène de crime, c’est un certain état de stupéfaction dû au surgissement de son mystère. Dans cette combustion lente se lisent les signaux d’une société bâillonnée et plus précisément la parole des enfants, personnages dont on sait l’importance dans la filmographie du cinéaste japonais, jamais tout à fait entendue. Inrock
Le réalisateur

Né en 1962 à Tokyo, Kore-Eda est révélé en France en 1999 à l’occasion de la distribution de ses deux premiers longs métrages,sans doute les deux plus beaux, Maborosi (1995) et After Life (1998). Le premier est la chronique mélancolique de la vie d’une jeune femme dont le destin est marqué par la disparition de ses proches. Le second est une fable expérimentale et joyeuse située dans les limbes, où les défunts doivent sélectionner le souvenir qui les accompagnera dans l’éternité.
Suivront Distance (2001), tentative d’interprétation du suicide des membres de la secte L’Arche de vérité, puis Nobody Knows (2004), qui confronte des enfants à la disparition soudaine de leur mère.
Cinéaste prolifique, retenons quelques unes de ses œuvres, en dehors des documentaires: Tel père, tel fils (2013) interroge la relation filiale au travers du drame d’enfants échangés à la naissance entre deux familles, Notre petite sœur (2015) interroge aussi l’amour filial comme condition pour affronter plus sereinement l’avenir, En 2018, Une affaire de famille reçoit la Palme d’or au 71e Festival de Cannes. Après deux voyages à l’étranger, La Vérité (2019) en France, Les Bonnes Étoiles (2022) atteste du retour de Kore-eda au pays natal.
l’interview
Le harcèlement scolaire est un problème très présent au Japon. Ce que montre le film reflète-t-il vraiment la réalité du pays ?
Je me suis beaucoup renseigné auprès de personnes qui font partie de l’institution pédagogique au Japon. Toutes étaient d’accord pour dire que les situations mises en scène dans le film étaient plausibles. Tout le problème est lié à l’institution et à la façon dont celle-ci défend ses intérêts propres. Ce dysfonctionnement-là, le fait de vouloir protéger la réputation de l’établissement avant toute chose, relève d’une actualité conforme à celle qui se joue aujourd’hui au Japon.
En 2018, le gouvernement mettait en place une nouvelle matière, la morale. Y a-t-il des progrès sur ce front-là ?
Je crois que l’éducation morale n’a pas été introduite dans les programmes scolaires pour résoudre le problème des brimades, mais dans un délire visant à rendre l’éducation scolaire plus semblable à la période d’avant-guerre : une éducation sous contrôle de l’État, visant à former des citoyens plus loyaux à l’égard de la nation. Je pense que, dans une société japonaise fortement homophobe, la valorisation de la différence et de l’individualité peine à s’ancrer, et pas seulement dans les écoles.
Ne peut-on pas voir dans le film une parabole de la découverte de l’homosexualité ? Les premiers émois amoureux, pour les personnes homosexuelles, sont souvent contrariés à la racine : aucune place n’est laissée, justement, à l’amour innocent.
Après de nombreuses discussions avec les scénaristes et les producteurs, ainsi qu’avec des membres d’organisations de soutien aux enfants LGBTQ, nous avons décidé de ne pas faire de Minato un être qui se nomme et s’identifie comme homosexuel. Nous avons préféré lui laisser croire qu’il était un « monstre », c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être nommé, comme l’indique le titre original — et d’une certaine manière, c’est le cas.
Selon ce même principe de contrariété, le film tout entier fait flirter les enfants avec des images de mort. Mais simultanément, le film irradie une grande tendresse. Comment parvenez-vous à faire cohabiter ces opposés dans le même film ?
J’ai beaucoup réfléchi à la manière dont nous pourrions coexister. L’indice était le feu et l’eau, et j’ai toujours gardé à l’esprit l’idée que l’histoire commence par le feu, donc la mort, et se termine par l’eau, c’est-à-dire la vie.