« Les filles d’Olfa » lundi 8 janvier 20h30

Tunisie, (2023), un film de Kaouther Ben Hania. 1h50 avec Hend Sabri, Olfa Hamrouni, Eya Chikahoui

Olfa, mère de 4 filles, un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice Kaouther Ben Hania convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles.

Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité

Les Filles d’Olfa est donc un film qui raconte le film en train de se faire : une fiction où les deux filles absentes sont incarnées par des actrices, Olfa elle-même ayant une « doublure » pour les scènes émotionnellement trop difficiles – les deux sœurs cadettes désormais proches de l’âge adulte jouant leur propre rôle. Tout en bienveillance et en pudeur, la réalisatrice guide à peine les échanges, laisse les trois femmes raconter les scènes, se compléter, parfois se contredire sur un détail – et diriger elles-mêmes les comédiennes qui incarnent les sœurs et la mère. Ce pourrait être austère, froid, théorique, conceptuel, prétentieux, bref : somptueusement emmerdant… or, non ! C’est beau, c’est frais, c’est juste – c’est même joyeux – et subtilement émouvant. Une fois n’est pas coutume, une véritable « magie du cinéma » (la fameuse !) opère, et le dispositif, pourtant plus que visible, s’oublie instantanément, se fond harmonieusement dans cette histoire superbe, poignante, qui reprend vie sous nos yeux embués. Sans une once de voyeurisme, l’émotion, parfois jouée, parfois simplement captée, affleure à chaque instant, passant du drame au tragi-comique dans des enchaînements que de toute évidence seule la vie sait scénariser. Utopia

la réalisatrice trouve dans ce projet filmique une matière à réflexion particulièrement riche pour prolonger son traitement des problématiques culturelles et sociales inhérentes au monde arabe. Plus qu’un portrait de famille, Les filles d’Olfa fait se confronter deux générations de femmes : d’un côté Olfa, qui malgré une volonté de fer n’a jamais vraiment réussi à s’émanciper du modèle de violence patriarcale intrinsèque à son environnement ; de l’autre Eya et Tayssir, ses filles cadettes bien déterminées à rester maîtresses de leurs destins et de leurs corps. Leurs échanges assertifs ainsi que le monologue final d’Olfa sur comment ‘’briser la chaine de la violence’’ donnent au film une force politique particulièrement pertinente. le Bleu du miroir

La réalisatrice

Kaouther Ben Hania fait ses études en cinéma à Tunis et à Paris (la Fémis et la Sorbonne).
Elle réalise plusieurs courts-métrages. Le Challat de Tunis, son premier long-métrage, ouvre la section ACID du Festival de Cannes en 2014 et connait un succès international aussi bien en festivals, qu’en salles, où il sera distribué dans plus de 15 pays.
Elle signe ensuite Zaineb n’aime pas la neige, long-métrage documentaire tourné durant 6 ans entre la Tunisie et le Canada. Son film de fiction La Belle et la Meute est sélectionné au Festival de Cannes 2017 dans la section Un Certain Regard .
Son film suivant L’homme qui a vendu sa peau, avec Monica Bellucci, a été présenté en sélection officielle à la Mostra de Venise et a été nominé aux Oscars pour le Meilleur Film Étranger 2021.
Kaouther Ben Hania, qui expérimente constamment son travail documentaire et de fiction, concourt pour la première fois en Compétition Officielle au Festival de Cannes 2023 avec Les Filles d’Olfa

Son interview

L’histoire d’Olfa est-elle connue en Tunisie ?

— Disons qu’au moment où je la contacte, elle est passée de nombreuses fois à la radio et à la télévision. Mais il faut
comprendre qu’à cette époque, ce type de fait divers est monnaie courante. Ce qui m’a intéressée avec Olfa est qu’il s’agit d’une histoire de femmes, de mère, de filles.

Vous pensiez en faire une fiction ?


— Je suis passée par différentes étapes. Dans un premier temps, je me suis d’abord dit que j’allais la filmer avec les deux filles qui lui restent pour exprimer l’absence des deux autres. J’ai commencé à les filmer en 2016 puis encore en 2017 , mais quelque chose ne marchait pas. Comment raviver les souvenirs sans les embellir, les transformer, sans se donner le beau rôle, sans édulcorer la vérité? Comment réussir à convoquer ce qui a eu lieu et qui n’est plus là? Comment affronter la vérité de son propre passé des années après? Mais le plus problématique selon moi, c’est la façon dont Olfa jouait un rôle. À partir du moment où j’avais allumé ma caméra, elle s’est mise à jouer un rôle en particulier. J’ai dû arrêter le tournage car j’ai fini par comprendre que j’allais tomber dans le piège qu’elle me tendait

Quel rôle jouait-elle et quelle était la nature de ce piège ?


— J’ai remarqué qu’on se comporte souvent dans la vie en étant influencé par des clichés vus à la télé ou dans les médias. Olfa avait été formatée par les journalistes. Elle jouait – avec un grand talent de tragédienne – le rôle de la mère éplorée, hystérique, accablée de culpabilité. La plupart de ces reportages n’autorise pas à explorer les différentes dimensions d’un individu. Or Olfa est tellement exubérante, tellement ambiguë, tellement complexe qu’il est impossible de n’en présenter qu’une seule facette. Or, creuser les contradictions, les sensations, les émotions demande un temps que les journalistes n’ont pas. C’est le rôle du cinéma d’aller explorer ces zones-là, ces ambiguïtés de l’âme humaine. J’ai commencé alors à envisager ce film comme un laboratoire thérapeutique de convocations de souvenirs.

Leur force de résilience est phénoménale. Quand le film commence, il est surprenant de les voir si radieuses, si souriantes alors qu’on s’attend à retrouver des femmes éplorées.


— Absolument. Elles sont comme ça dans la vie. Elles me parlent d’horreur, de tragédies et je suis morte de rire. Je
voulais montrer ce contraste entre ce qu’on raconte et la façon dont on le raconte. C’est très précieux. Le cinéma est capable de montrer ça. Je crois aussi que le film leur a fait du bien, il leur a servi d’expérience thérapeutique. Elles ont énormément donné et je crois pouvoir dire qu’elles ont reçu en retour. Elles le disent d’ailleurs. Ce film leur a permis de s’exprimer. Si jusqu’alors elles n’avaient pas de voix, on leur a offert une écoute. Quand elles ont vu le film, leur première réaction a été «merci, tu as porté notre voix.