Le cinéma cubain post révolutionnaire

Avant le 1er janvier 1959, date de la prise de pouvoir par la révolution, la programmation de films en salles était  contrôlée par des sociétés américaines, qui diffusaient massivement leurs productions : 70 % des films exploités à Cuba provenaient des États-Unis.

Précurseurs,  Tomàs Gutiérrez Alea et Julio García Espinosa réalisent dans les dernières années de la dictature de Batista : El Mégano (1954), un documentaire axé sur les conditions de vie des mineurs extrayant du charbon végétal dans des conditions éprouvantes;  le film est immédiatement  interdit

Toutefois depuis quelques décennies  il y a un dynamisme  autour du cinéma : bonne fréquentation, existence de ciné-clubs, de films amateurs, qui profitera au cinéma post révolutionnaire

ANNÉES 60

Mise en place d’un cadre nouveau

Création de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAICdans le but d’accompagner le processus d’éducation des citoyens aux valeurs révolutionnaires.

Création d’une cinémathèque, nationalisation des salles, création d’un circuit itinérant qui porte le cinéma dans les régions les plus reculées, et d’une revue de cinéma. L’ICAIC devient un monopole d’état avec à sa tête Alfredo Guevara qui défend la qualité des œuvres, le droit à l’hérésie de l’intellectuel, sans aller jusqu’à l’indépendance totale  par rapport au politique

1958-1965 Premières réalisations, premières difficultés

Le documentaire sera un des points forts du cinéma cubain. Formés au centre expérimental de Rome, Tomàs Gutiérrez Alea et Julio García Espinosa réalisent « Esta tierra nostra » sur la réforme agraire et »La vivenda » sur la réforme urbaine

Premières fictions : « Cuba Baila » d’Espinosa est une satire de la bourgeoisie sous forme de comédie. « Historias de la révolution » de Gutierrez Alea sur la guérilla contre Batista inspiré par la structure de « Paisa » de Roberto Rossellini

Devant le désir de justice sociale, et de défi à l’impérialisme des États Unis, Cuba bénéficie de la sympathie, entre autres de cinéastes étrangers qui viennent voir et réaliser un film ainsi  Chris Marker : « Cuba si » Agnès Varda : « Salut les cubains » Armand Gatti : « El otro  Christobal » sans oublier Kalatazov : « Soy Cuba »

La première crise             

Après l’euphorie des premiers temps d’après la révolution, et le bras de fer avec les Etats Unis, Cuba se rapproche de l’URSS.

En 1961 « L’affaire PM » : film documentaire de treize minutes inspiré du free cinema britannique fait l’objet de vives critiques car montrant une population portuaire plus oisive que travailleuse. Cette liberté thématique, éloignée du cahier des charges révolutionnaire, a valu une mise à l’index de ses réalisateurs, Sabá Cabrera Infante et Orlando Jiménez Leal. Suite à la polémique, Fidel Castro a prononcé le célèbre discours “Palabras a los Intelectualesqui contient la formule définitive : “Dentro de la Revolución, todo ; contra la Revolución, nada” : de nombreux intellectuels s’exilent.

L’age d’or 66-68                                 

L’ICAIC est un véritable creuset où se forment techniciens, jeunes réalisateurs au contact des anciens, énormément de films sont produits. Un certain climat de liberté de création règne autorisant une dimension critique à certaines réalisations comme « Mort d’un bureaucrate » de Gutierrez Alea ou « Papeles son papeles » de Fausto Canel.

En 1968 les deux films emblématiques de cet âge d’or couverts de critiques dithyrambiques autant pour leur contenu que pour une esthétique inspirée par le néoréalisme, la nouvelle vague… un cinéma syncrétique donc, s’abreuvant à plusieurs genres, plusieurs styles il s’agit de :

« Mémoire du sous-développement » de Gutierrez Aléa et « Lucia » de Humberto Solas, le premier raconte  le regard que porte  Sergio un bourgeois qui ne s’est pas exilé, sur cette nouvelle vie, ses rencontres

« Lucia » en trois épisodes traite de la guerre d’indépendance en 1895, de la révolution avortée contre Machado en 1933 et d’un temps indéterminé d’après la révolution portrait de trois femmes en lutte contre le machisme.

LES ANNÉES 70         

Un raidissement idéologique du pouvoir entraine une mise à mal de la liberté d’expression : emprisonnement d’un poète, indépendance de l’ICAIC remise en cause : « L’artiste doit contribuer à l’éducation du peuple ! » conséquences: production de films en berne, chute de la fréquentation des salles

de peur les réalisateurs se tournent alors vers le passé et  le cinéma historique surtout après la sortie retardée suite à un éreintement de « Un dia de noviembre » d’Humberto Solas qui a déplu au pouvoir, dans ce contexte verront le jour:

 « La Ultima cena » de Gutierrez sur l’esclavage, thème repris par Sergio Giral qui entreprend un triptyque commençant par  » El otro Francisco » (1975)

 « Elpido Valdes » de Juan Pedron   film d’animation célébrant  le centenaire de l’indépendance 1868-1968 avec la mise en avant de la figure de José Marti, chantre de l’indépendance

   « El brigadista »(77) d’Octovio Cortozor, « Los Sobrevivientes »(78)  de Gutierrez  qui évoquent  la révolution à travers des films de genre : noir, western …

« Giron » de Manuel Herrera sur le débarquement de la baie des cochons

Dramaturgie du quotidien

Certains metteurs en scène s’y essayent malgré le traumatisme suite aux ennuis de « Un Dia de novembre »

ainsi:

« Ustedes tienen la palabra » de Manuel Octovio Gomez évoque les dysfonctionnements de la société révolutionnaire

« De cierta maniera » de Sara Gomez seule femme, seule noire membre de l’ICAIC, elle mourra durant le tournage Gutierrez Alea terminant l’opus, une chronique du quartier de Miraflores, avec ses marginaux, d’authentiques  personnages en difficultés d’adaptation à la nouvelle société

« Una Mujer, un hombre, una ciuda » (78) d’Octovio Gomez qui est une critique de l’intelligencia post révolutionnaire

« Retrato de Teresa »de Pastor Vega sur la persistance du machisme dans la société

LES ANNÉES 80

Fidel Castro autorise les expatriations, 130 000 personnes quittent l’île. Le général Ochoa compagnon de lutte de Fidel, accusé de trafic de drogue est condamné et fusillé avec deux autres gradés

L’Affaire « Cecilia Valdes »(81) de Humberto Solas

Un film historique, ambitieux : une histoire d’amour entre une métisse et un jeune aristocrate qui s’inspire de Welles, Visconti, Eisenstein. Un budget colossal qui grève les autres productions de l’ICAIC : une pluie de critiques s’abat dénonçant, le budget, les choix esthétiques et la non fidélité au roman culte de Cirilo Villaverde, dont il est l’adaptation.

 Le directeur Alfredo Guevara, paye l’addition il est remplacé par Julio García Espinosa qui signe un manifeste « Por un cinema imparfecto » pour un cinéma populaire entre divertissement et cinéma intellectuel avec des thématiques contemporaines.

Nouvelle donne                                   

Au sein de l’ICAIC sont  créés trois  groupes de production sous la férule de Gutierrez, Solas, Espinosa avec une entière liberté de création, un budget raisonnable.

La télévision, la radio deviennent des partenaires producteurs, des mouvements amateurs réalisent des films, en 79 nait le festival du nouveau cinéma latino-américain à La Havane. Une école de cinéma voit le jour, accueillant des étudiants du monde entier, de nombreuses co productions émergent avec l’Espagne, les pays d’Amérique latine et accueillent des réalisateurs chiliens, péruviens….

Cette effervescence donne un grand nombre de réalisations diverses en genres, thèmes….. signées par

Des vétérans : « Hasta cierto punto » de Gutierrez en hommage à son ancienne élève, Sara Gomez » trop tôt disparue  se situant dans le milieu des dockers

« Un hombre de exito » de Humberto Solas (86) fresque historique sur l’arrivisme et l’opportunisme d’un homme des années 30 jusqu’à la révolution

« Vampiros en La Habana de Juan Pedron. Epido Valdes projeté dans la guerre d’indépendance : film d’animation mêlant plusieurs genres : horreur, comédie musicale, film noir…

« Gallego » de Manuel Octavio Gomez sur l’immigration espagnole

Des jeunes  à la solide formation au sein de l’ICAIC

« Plaff »(88) hilarant, « Se Permuta » (83) de Juan Carlos Tabio comédies critiques, qui en  détourne les codes

« La vida en rosa » (89) de Roland Diaz sur la vieillesse

« Papeles secundario » d’Orlando Rojas, Le plus jeune  frustration, rancœurs relation de pouvoir, un drame dans le monde du théâtre qualifié de chef d’œuvre par certains

Jesus Diaz lui réalise deux fictions sur l’exil avant de partir lui-même

LES ANNÉES 90 UNE PÉRIODE SPÉCIALE

Chute du mur de Berlin, l’URSS n’abonde plus le  budget de l’état et les sanctions sévères des États Unis entrainent une épouvantable crise économique

Crise à L’ICAIC

Alicia en el pueblo de Maravillas »(90) de Daniel Diaz Torres est jugé trop satirique car dénonçant avec virulence abus de pouvoir, mensonge, hypocrisie. Le directeur Julio García Espinosa est remplacé par Alfredo Guevara, bien que la relative indépendance de l’ICAIC soit maintenue, les co financements enlèvent à l’institut le monopole de la production d’autant que la télévision finance des films et des étudiants, des individuels élaborent des œuvres diverses mais contraintes dans leur ambition par la réussite financière indispensable par rapport à l’attente des investisseurs

Toutefois des œuvres réussissent à réunir qualité et popularité sur des problématiques comme

L’homosexualité « Fraise y chocolate » de Gutierrez et Tabio

L’exil « Rey y reina »(94) d’Espinosa

La perte de repère « Guantanamera » dernier film de Tomas Gutierrez Alea aidé de Juan Tabio et « Liste d’attente »(2000) de ce dernier

Plus tard « Barrio Cuba »(2005) de Humberto Solas où sept Havanais sont en quête d’amour dans les banlieues de la capitale cubaine.

Ces réalisations marquent un élan nouveau chez ceux qui avaient soutenu l’élan révolutionnaire des années 60

La jeune génération n’est pas en reste au côté de Tabio. Fernando Perez formé au sein de l’ICAIC tourne : »Madagascar »(94) : portrait d’une société désabusée : « La vida es silbar »(98) : les désillusions de trois personnages en quête de bonheur  et « Suite Habana » (2003) une plongée dans le quotidien délétère d’une dizaine de protagonistes à La Havane  servi par une photographie éblouissante

Citons encore Carlos Cremata en 2005 pour «  Viva Cuba » un rod movie amenant deux enfants aux confins de l’île

Mais les productions de  l’ICAIC perdent de l’intérêt : films historiques biopic d’artistes, de figures de l’histoire: des pensums disent certains

Au contraire du côté de l’école internationale de San Antonio de los Banos,  émanation de la fondation du nouveau cinéma latino-américain présidée  à l’origine en 1985 par Gabriel Garcia Marquez, de jeunes étudiants par des courts métrages, remarqués dans les festivals, questionnent le présent de la société cubaine. Ce cinéma indépendant qui après une longue lutte obtient un fonds de développement de 4 milliards de dollars aborde le long métrage avec « Agosto »de Armando Capô (2019) qui revient sur la période spéciale du début des années 90 ou « A Média voz »(2019) documentaire d’heidi Hassan et Patricia Perez qui met en scène la correspondance filmée entre  deux cinéastes cubains exilés.

Venu de la télévision Ernesto Daranas en 2013 donne un film touchant et réussi: « Chala une enfance cubaine » où un ados d’un milieu défavorisé doit assumer trop de choses auprès d’une mère défaillante bien que sous la protection bienveillante de son institutrice

D’autres s’expriment sans aucun soutien financier, sont parfois censurés comme Darlos Lechuga avec « Melaza » (2012) et « Santa et Andrés » (2016): La rencontre forcée entre une paysanne et un écrivain homosexuel sous surveillance

Sources :

 « Cinéma et révolution à Cuba (1959-2003) de Nancy Berthier et Jean Lamore éditions SEDES

Cahier du cinéma N°765 Nicolas Azalbert

Atlas du cinéma d’André Z Labarrère  La Pochothèque livre de poche