Alex Camilleri (2022) Malte 1h34 Avec Jesmark Scicluna, Michela Farrugia, David Scicluna
De générations en générations la famille de Jesmark pêche à bord du Luzzu, bateau en bois traditionnel maltais. Mais Jesmark voit son avenir menacé par la raréfaction des récoltes et l’ascension d’une pêche industrielle impitoyable. Malgré tout il faut subvenir aux besoins de sa femme et de son fils…..
Entre le thriller social et le documentaire, un premier film original sur la perte de l’innocence
Luzzu, premier film de fiction du réalisateur, a été écrit à partir des récits de dizaines de pêcheurs rencontrés pendant plus d’un an, dont celui de Jesmark Scicluna, l’acteur principal. Le film s’inscrit ainsi dans un héritage néoréaliste assumé : l’exploitation d’un matériau documentaire (des images de véritables pêcheurs au travail) permet de tresser une fiction où les travailleurs de la mer acquièrent une stature proprement mythique. En témoigne ainsi la séquence d’ouverture au cours de laquelle le réalisateur filme avec attention deux pêcheurs au son d’une musique planante aux accents oniriques, figeant leurs gestes comme si ce savoir-faire appartenait déjà à un lointain passé. En marge de scènes de confrontation éprouvant la morale du personnage, le metteur en scène inscrit également ses déplacements dans des cadres plus larges dont la composition accentue la démesure des arrières-plans industriels (un pont en construction, un immense porte-conteneur, les infrastructures du port…) qui paraissent l’écraser. Étienne Cimetière-Cano
Des trois personnages principaux, seule Denise est jouée par une comédienne professionnelle (Michelle Farrugia). Pourtant tous crèvent l’écran et ce n’est pas rien que ce soit Jesmark Sciclura, véritable marin de son état qui ait remporté le prix d’interprétation masculine au Sundance Film Festival. Ce premier film est d’un réalisme saisissant, digne descendant, toute révérence gardée, de La Terre tremble, tourné par Visconti il a 70 ans dans un village de pêcheurs en Sicile, à deux pas de Malte… Luzzu nous parle de l’effondrement d’un mode de vie respectueux de la nature, d’un savoir ancestral que notre époque moderne regrettera tôt ou tard d’avoir condamné aux oubliettes. Utopia
l’interview du réalisateur
Vos personnages parlent maltais, alors que vous auriez pu choisir l’anglais, plus facile pour la distribution du film…
Il est certain que ça aurait été plus commercial, mais ça n’aurait pas été vrai. J’ai planté l’histoire dans une réalité afin que le spectateur se sente vraiment immergé. Cela passe par les costumes, les lieux, la langue. Si les pêcheurs de Luzzu avaient parlé anglais, ça aurait sonné faux car ils ne parlent que le Maltais entre eux.
Votre point de vue à l’écran se montre très critique à l’égard de la pêche industrielle à Malte. Comment le film est accueilli sur l’île ?
L’accueil est très bon. Il n’y a pas vraiment de controverse car on ne peut pas ignorer les forces antagonistes qui ont lieu entre pêche traditionnelle et pêche industrielle, même si je ne les pointe pas du doigt dans le film. En revanche, je suis surpris de l’engouement pour le film à l’international, pour une histoire de pêcheurs à Malte. C’est peut-être parce que Luzzu parle d’identité et de transmission, à l’heure de la mondialisation.
Dans cette fiction, vous égratignez également la politique économique de l’Union européenne…
Maintenant, les pêcheurs que je montre dans Luzzu ont une très forte opinion sur ce qu’est devenue la pêche à Malte. Le problème est complexe car l’Union européenne a apporté de bonnes choses au pays, comme les zones protégées, plus grandes qu’autour d’autres littoraux européens. Mais effectivement, mon personnage doit abandonner son mode de pêche traditionnelle pour travailler autrement. Il finit par choisir la compensation économique que lui offre l’Union européenne, pour commencer autre chose.
Comment avez-vous trouvé Jesmark Scicluna ?
J’ai travaillé avec un directeur de casting incroyable qui est aussi pêcheur à mi-temps. On a passé beaucoup de temps à sillonner les ports pour trouver le personnage principal, un jeune pêcheur. Nous sommes revenus plusieurs fois avant de trouver Jesmark Scicluna, car les pêcheurs sont très occupés. C’est finalement dans un documentaire d’étudiant que j’ai aperuçu Jesmark, car j’ai reconnu la côte, vers Ghar Lapsi. C’était un véritable de détective, car on ne connaissait pas son nom. Quand on est revenu, on l’a vu avec David, qui joue son collègue dans le film, en train de nettoyer leurs filets. D’habitude, je prends mon temps avant de faire un essai mais mon avion repartait le lendemain, donc je leur ai proposé tout de suite de les filmer sur leur embarcation. Ils ont accepté. Ils n’avaient jamais tourné, mais sur leur bateau, c’était leur monde, leurs gestes.
La famille est un thème omniprésent dans votre film, à l’image de la société maltaise…
C’est très méditerranéen, surtout dans les familles de pêcheurs. Autrefois, il y avait une forme de transmission, de génération en génération : la suivante savait qu’elle allait faire le même métier que le père. Mais tout a changé. Quand j’ai interrogé certains de ces pêcheurs, ils m’ont confié à quel point ils ne voulaient pas que leurs enfants soient pêcheurs et ils étaient très clairs, très lucides à ce propos. Ils avaient accumulé en eux une peine immense, qu’ils ne pouvaient même pas raconter.